feat. Mahel de Lusitanie & Lykkos de Qadesh.
Sur le fil du rasoir. C’était comme ça que la meute percevait la paix ces derniers temps. La meute de Leto avait essuyé quelques pertes et chacun revenait avec des blessures à panser plus ou moins cruelles. C’était ça leur vie de chiens errants et ils ne pouvaient que se féliciter de ne s’être pas accordé un seul instant où baisser leur garde. Tous ces siècles où les anciens du front les avaient moqués. Aujourd’hui on voyait ce qui étaient rouillés et ceux qui ne l’étaient pas. Ceux qui ne savaient même plus où ils avaient rangé leurs armes et les autres. Qu’importait maintenant, l’essentiel était que les lyciens avaient répondu présents, comme toujours. On ne savait pas comment ils faisaient pour toujours arriver à point nommé mais ils n’en manquaient pas une.
Assis au sommet d’une pile de peaux tannées, Lykkos travaillait ses épées, une horrible plaie tout juste refermée sur le torse. Une plaie au nitrate d’argent de celles qu’on n’aimait pas avoir à soigner et qu’on n’aimait pas non plus avoir à renifler, mais Héphaïstion avait fait du bon boulot. Le Lukk avait les traits endurcis par la guerre ce qui n’était pas pour déplaire aux louves étrangères qui malgré le climat environnant ne pensaient pas moins à ce qui relevait plus de la survie de l’espèce qu’autre chose. Mais Lykkos n’avait pas même un regard à leur accorder. Ses cheveux noirs, laissés un peu plus longs qu’à l’ordinaire, dissimulait en partie son visage et n’eût été son torse qu’il ne couvrait pas à cause de sa blessure, il aurait très bien pu passer complètement inaperçu ce qui lui aurait parfaitement convenu. De toute façon l’odeur de l’argent achevait de faire fuir le reste des courageuses qui auraient pu venir l’aborder. On aborde pas un loup comme Lykkos de Qadesh, au mieux, on le regarde de loin en se disant que peut-être... puis en fait non. On cherche plus facile.
Et celle qui s’approchait sans peur, sans ciller un seul instant, c’était Mahel de Lusitanie. Le port altier et arrogant à la fois, une crinière trop longue et mal coupée. Cet air terrible sur le visage, comme Eurybie avant elle, mais avec des cheveux couleur de feu. Mahel était belle. Etait. La guerre avait fini par transformer la louve en amazone, finement musclée comme les panthères, et peut-être plus vraiment féminine pour qu’on ne s’y intéresse. On lui prêtait des aventures farfelus par les pires de leur espèce, de Valerian le Porte-Mort à Eschyle le Coureur-de-Désert, elle avait cette réputation qui avait été celle de Vasco avant elle : celle d’un être dur et indomptable. Pourtant elle n’avait pas changé. Pas vraiment. Ces deux mois au camp avaient fait poussé ses cheveux sur ses épaules, et avait permis à son corps de retrouver une certaine sérénité, quand il était parsemé de fines cicatrices. Au bas du dos, peut-être la plus terrible, un éclat de mine d’argent gazeuse s’étaient logée et avait été débloqué que plus tard. Six jours à vivre avec. Ça, c’était l’enfer. Alors le regard de Lykkos avec qui elle avait grandi, sous le regard de qui elle avait manié pour la première fois une épée, ce regard là ne lui faisait ni peur ni impression. Il était une habitude. Il était quelque chose de tous les jours.
Elle regarda au dessus de son épaule, avisant Celio qui repartait en direction de sa tente, et tourna à nouveau le dos. Elle avait les bras engourdis et la tête chaude. Cette matinée avec le Orlov avait été aussi mouvementé que douloureuse, et ça se voyait : son vêtement était tâché de sang, en des auréoles pas vraiment très nettes, tantôt rouge claire, tantôt noire. Celio ne l’épargnait jamais ; comme Lykkos. C’était peut-être pour cela qu’elle avait sans cesse vers eux, attiré par le danger. Elle se posa sur un tronc d’arbre qui traînait là et reprit un peu son souffle, regardant Lykkos avec un sourire amusé. Il avait beau être grand et fort, Lucian avait perdu son pari. Il n’était toujours pas marié, et pire que ça encore : son frère avait eut des enfants avant lui. Même Loà et Mishka avaient été plus rapide que lui. Un cas désespéré? Sans doute. Mais Mahel ne regardait pas ça. Son seul plaisir dans le paris était encore d’écraser Lucian quand ce n’était pas lui qui le faisait - hélas.
Elle resta fixe sur le tronc, sans dire un mot. Lui non plus ne dit rien d’un petit moment puis c’est ses deux épées qui vont se ficher dans un arbre juste en face. Le vieux lukk renifla comme dérangé par l’odeur de quelque chose, peut-être l’argent...
“ Qu’est-ce que tu viens faire par ici petite teigne, ça pue l’argent dans le coin...”
“ C’est toi qui pue, le vieux. ” Mahel eut un large sourire. “ Ou pas. ” Elle releva le nez et regarda au dessus de son épaule.
Il eut un petit grognement amusé.
“ Non tu peux le dire, c’est moi. Pourquoi crois tu que je puisse me payer le luxe d’être là tout seul”, et elle savait qu’il aimait être seul... “Alors? Du neuf?...”
“ Pendant un instant, j’ai cru que t’allais dire que j’gênais. ” fit-elle, d’un air las, puis finalement eut un petit sourire en coin, malicieux : “ Tu sais pas quoi...? ”
“ Non mais tu vas me le dire... enfin j’espère..;” c’était tout lui de faire un trait de presque humour pour le faire retomber à plat juste derrière. Sciemment. C’était simplement dans sa nature entre le rude et le raffiné. Mahel eut un nouveau petit rire, toujours amusée par Lykkos, même quand il était plus que sérieux. C’était son coté désinvolte sans doute qui faisait qu’elle riait des colères noires de Vasco.
“ Egon va nous rejoindre aussi! Et même Bjørn vient! Bjørn! ”
Les étoiles dans les yeux de la louve n’étaient pas juste de l’admiration, mais une réelle fascination. On disait des loups de Bjørn de Lassithi, frère de Loki de Lassithi, qu’ils avaient tous le pelage clair et les pattes foncés, comme une seule et même fourrure. Chose impossible, certes, mais Mahel ne pouvait que rêver d’entrevoir l’espace d’un instant cet amas de loup pour la bataille, fascinée, réellement.
“ Papa a dit qu’ils seraient au campement d’ici une semaine. Tu as déjà vu un fils de Bjørn toi? ”
Quarante et un an, et pourtant encore ignorante. Elle le savait. Elle essayait juste de combler les lacunes qui lui venaient. Après avoir appris l’espagnol, l’anglais, le lycien et le français, elle s’était lancée dans le russe, mais l’alphabet cyrillique lui semblait être un chinois incompréhensible. Alors elle avait mis ça en suspens. Au dessus de sa pile de chose à faire entre deux excursions. Lykkos eut toujours ce même petit sourire que celui qu’il avait eu toutes les fois où Mahel avait commencé par “tu sais pas quoi?”. C’était presque devenu un réflexe. Il aimait bien son enthousiasme de petite gamine. C’était peut-être le seul loup qui n’était pas de son sang et qui pouvait dire “Mahel de Lusitanie est choutte”. Enfin il l’aurait dit si “choutte” avait été dans son vocabulaire, mais il était bien trop dur pour ce genre de mots.
“ Nos chemins ce sont croisés quelques bonnes fois. Quand nous étions petits Leandre et moi faisions la course chaque fois qu’on renifler une autre meute droit devant. C’était... une espèce de jeu.” , mais dit comme ça on avait presque du mal à se figurer ce grand guerrier se plaire à des jeux d’enfants. Pourtant quand on le connaissait bien...
Mahel fit la moue. Leandre. Encore Leandre. Toujours Leandre. Mais finalement eut un rire, plus par habitude que sincère. Parce qu’elle essayait de s’imaginer un Lykkos plus jeune, et que finissait toujours un sentiment étranger en elle. L’envie? Non. Mahel n’enviait personne. Jalousie? Encore moins. De quoi aurait-elle pu être jalouse? Les choses étaient faîtes au mieux. C’était ce qu’elle s’était toujours dit et se dirait toujours. C’était sa façon de vivre, de voir les choses, de les concevoir. Si untel mourrait, c’était parce qu’il le fallait. Ça déclencherait autre chose. Un cycle naturel. C’était ce que lui avait appris Vasco de la vie. Qu’on est jamais sur terre pour vivre mais pour survivre. Que la vie n’est pas paix mais préparation de la guerre dans la paix. Qu’on ne doit jamais fermer les yeux sur les actes des autres, parce qu’on est toujours responsable de ce que l’on fait. Dire Pardon ne sert à rien. Il faut assumer. Point barre.
“ Ca fait tellement longtemps que j’ai pas rencontré de gens nouveaux... Les derniers, c’était il y a dix ans. Les Loups de Namibie. Sinon... ” elle eut une moue songeuse, mais rien ne venait.
Le vide. Elle connaissait des centaines de gens, peut-être pratiquement tous les loups à force de voyage, mais... Etait-ce ça, la puissance lycane? Une poignée de loup éparpillée? L’idée la frappa comme une évidence. Trois cent loups, peut-être plus, peut-être moins, ici et là, se regroupant avec lenteur. Trois cent petits loups contre la puissante armée des hommes. Elle pensa aussitôt à cette histoire avec Seth, qui racontait que le jour de sa malédiction, il descendit au village boire et reçut plusieurs pierres à cause de ses oreilles noires de loup. Quand il se retourna, il regarda ces gens qu’il connaissait, mais eux continuèrent de lancer des pierres. Un seul loup contre combien? Mahel repensa à tous ces morts. Le premier avait été Jonas. Bien longtemps déjà. Le dernier? Pàz, de la meute de Goliath. Éventré sur le sol et décapité. Pour un simple mordu, ça avait été un châtiment plus que dur. Si c’était ça l’armée des hommes, alors trois cent loups ne suffiraient pas à raser le monde entier. Extrémiste? Non. Juste en colère, au plus profond d’elle. Pas en colère contre son peuple qui ne bougeait pas. Mais en colère contre l’homme qui ne comprends pas. Aucune peur ne justifie la mort. Mais une mort en justifie une autre. Une remarque forte des guerres avait été celle de Valerian, qui avait dit un jour, il y a bien longtemps, bien avant Lykkos et Leto : “tuez un des miens, et je tuerais cent des vôtres; qu’à chaque larme versé, cent soient essuyés; qu’à chaque sang versé, c’est de litres dont nous nous abreuverons; qu’à chaque corps tombé, c’est un charnier que nous élèveront; au centuple toujours vous paierez”. Elle posa ses yeux sur Lykkos, un air ennuyé soudain.
“ Ils viennent parce qu’ils savent que cette guerre ne sera pas facile comme la dernière, n’est-ce pas? ”
“ Aucune guerre n’est facile Mahel”, il semblait lointain et pensif tout à coup, “ ça peut paraître stupide mais tu veux que je te dise, une guerre est toujours personnelle. Si elle ne l’est pas alors elle est perdue d’avance. C’est pour ça qu’ils viennent tous. Ce sera ça notre seul avantage devant la HelCorp. Les notres se battront pour eux, pour ce qu’ils aiments. Comme Sasha et Sindri de Lassithi. Certains ne voient en eux que des fuyards, moi je pense qu’ils font la guerre à leur manière. Au front nous sommes toujours seuls... toujours.”
Les paroles du lukk étaient dures mais justes, mesurées par l’expérience. Mais elles n’étaient pas dénuées d’une certaine forme d’espoir. Il fallait connaître les lukks pour le comprendre.
“ Sasha et Sindri ont rejoint Izaak. Tout le monde le sait. Mais... je ne comprends pas. ” Mahel soupira. “ N’est-il pas plus efficace d’attaquer d’un seul mouvement, comme une puissante vague, qu’à user la pierre en vagulette? A se disperser, nous n’arriverons à rien. Ou alors sur la longueur. Et Wolfgang l’a dit, cela a assez duré, alors... mh. Une guerre n’est pas personnelle. Elle est forcément solidaire. Je pourrais fuir pour moi. Si je tiens une épée, c’est car j’ai des gens à protéger, et un avis à défendre. Je ne suis pas seule. Je serais forcément entourée de mes frères et de mes pères. Si ce n’est pas eux qui m’entourent, alors il y a aura mes armes. Mais faire une guerre seule, c’est faire une guerre spirituelle. Car physiquement, on la perdra toujours. ”
“ C’est précisément ce qui fait de ta guerre, une guerre personnelle Mahel.”, il n’allait pas en dire plus.
On savait Lykkos peu friand de longs débats. Il n’essayait jamais de convaincre, lui même étant convaincu et né pour agir plus que pour palabrer indéfiniment. La louve ne rajouta rien. Si elle ne comprenait pas, elle ne pouvait pas le tanner toute la journée avec une question aussi bête. Il y aurait la guerre. Elle était inévitable. Et c’était la seule chose vraiment importante dans le fond. La rousse resta un instant silencieuse, puis releva le nez, avec une malice qui ne sied qu’elle :
“ Tu manges avec moi ce soir? ”
Un fin sourire s’étira sur les lèvres du loup:
“ Quelle question.”
Il joua de son épaule pour voir ce que ça donnerait puis posa la question fatidique:
“ On va au lac ou on chasse?” c’était toujours LA question.
Longue hésitation. Si son père apprenait qu’elle s’était éloignée du lac - sous entendu qu’elle était allée chassée - quarante ou dix ans ça n’avait aucune différence. Avec les nombreuses attaques sur les camps de l’ouest, le vieux Masael perdait autant la tête que Reagan. Elle hocha la tête pour elle-même:
“ Au lac. J’ai pas envie de courir ce soir. ” Elle se redressa et s’étira, ses os craquant. “ Par contre je vais me changer. Je m’empeste toute seule. ”
Dans un langage tout à fait Mahelien, cela signifiait : tu m’attends au lac, et j’arrive me doucher avant de grailler. Ou un truc du genre. Le lac avait toujours été le lieu de raliement des loups. Que ce soit Rafael et Laèrtês que les autres. Elle tourna le dos et alla vers sa tente, qui se tenait entre celle de Landres et de Lucian. Derrière, on avait bien évidemment celle de Vasco. A sa gauche, Lazarus et Kira. Et le plus à droite, la tente de Masael et Léah. Le quartier espagnol, si on comptait que derrière eux, c’était Goliath qui s’était installé. Elle bailla et glissa sous sa tente, ressortant de vieilles babioles pour finalement extirper un pantalon digne de ce nom et un t-shirt blanc - o miracle - serrant au corps, évitant surtout les prises d’air inutiles. Elle referma le tout, la tente était bien évidemment dans un état lamentable, et se redressa. Là, Milly la regardait avec un large sourire, enceinte jusqu’aux yeux. Deux mois déjà. Mahel eut un sourire calme, mais à l’intérieur elle était nerveuse. Si elle lui demandait de manger chez elle, elle ne pourrait pas dire non. Si elle ne disait pas non, Lykkos se retrouvait seul. Si Lykkos se retrouvait seul... Bon, il se retrouvait tout seul. Mais, ça l’embêtait.
“ Tu manges avec Lykkos ce soir? ” Prendre un air bête, vite. Sourire dentu.
“ Ouep, pourquoi? ”
“ Oh. Comme ça. Demain tu manges avec nous? ”
“ Bah bien sûr... ”
“ Super! ”
Et Milly repartait. Mahel eut un soupire angoissé. Manger avec Milly revenait à parler d’enfants. Enfants. Un mot que n’avait pas encore bien assimilé la grande rousse. Enfant, dans un dico, ça venait avant ou après Guerre et Epée? Elle roula des yeux et s’éloigna, les vêtements sous les bras, et un bon savon de l’autre. Savon à l’orchidée. Ou l’odeur qui ne sied qu’aux louves, puisque seuls les loups sont capables de sentir une effluve aussi fine. En même temps, ce n’était pas le savon de Mahel, mais celui de Milly. Par flemme d’en faire un toute seule, elle lui en avait piqué un beau. Enfin, ça se voyait aussitôt que c’était celui de Milly. Parce qu’à fleurs et de couleur blanc rosé... Ça changé du très typique savon naturel sans odeur blanc bleuté de Mahel. Bref. Pour ce soir, ça irait.
La louve rousse avisa une fois arrivée au ponton du lac. Lykkos n’était toujours pas de retour. En vadrouille ou à la chasse ; ça revenait au même. Elle posa ses affaires sur le ponton, ainsi que le savon rosé, et entra dans l’eau habillé. Depuis que Rafael lui avait dit que ça ne se faisait pas de se déshabiller devant un homme, elle avait cessé de se balader nue sur la rive après le bain. Parce que ça ne se faisait pas. Elle enleva son t-shirt tâché de sang et son pantalon de toile déchirée pour le poser sur le ponton, défaisant lentement les bandages autour de sa poitrine, unique soutient-gorge qu’elle supportait réellement. Une vieille habitude, elle qui était la réplique du buste de Leandre plutôt que de sa mère - dont Milly avait d’ailleurs tout pris, sauf la santé. Elle plongea sous l’eau et attrapa le savon, commençant à se laver très sérieusement, n’aimant pas perdre du temps à barboter. Les minutes avaient changé de saveur. Aujourd’hui, elles valaient chères. Très chères. Même pour un lycien. Le temps n’avait jamais été l’affaire des lyciens. Ils allaient sans terre à travers le monde, sans obligation ou presque. Aujourd’hui même pour eux le temps s’égrainait dans des tic tac meurtriers. Lykkos arriva, jouant de son épaule qui le gênait, l’odeur d’orchidée ne l’avait pas mis en garde, parce qu’elle flottait dans l’air depuis qu’il était arrivée et que toutes les louves étaient venues se baigner. Remarquant pourtant que c’était Mahel qui se lavait là, il leva le nez en l’air par politesse, sachant qu’à part les lyciennes peu de femmes étaient impudiques chez les loups.
“ Je vais m’occuper du feu.”, annonça-t-il tournant ostensiblement le dos pour ne pas la mettre mal à l’aise.
Il s’accroupit et fit comme il avait dit, en prenant plsu que tout son temps.
Elle le regarda, et fit la moue. Elle était trop longue, c’était sûr. Au même moment elle perdait le savon des mains, ce dernier glissant dans l’eau. Son sourcil droit cilla, comme piquait à vif, et elle cru rager, mais rien ne sortit de sa bouche. Ni jurons ni cris. Elle plongea sous l’eau et ramena le savon salvateur, finissant de se laver, enlevant toute trace de son propre sang sur elle et reposa le savon sur le ponton, sortant de l’eau. Une serviette propre qu’elle déplia et l’entoura autour d’elle, esquissant un sourire dans la chaleur de tissu. Elle se frotta frénétiquement, pour se sécher plus vite, et enfila son pantalon puis sa tunique aussi vite que possible, se relevant. Elle prit la serviette sous la main et en passant sur la rive, la jeta sur une branche pour qu’elle sèche. Elle se pencha au dessus de Lykkos, avec une lueur maligne dans l’oeil :
“ T’es long à faire un feu. ”
Pour toute réponse, un fin sourire. Puis finalement:
“ Je dois faire de l’arthrite, je me fais vieux.”, il roula des yeux comme si l’explication n’avait pas été surréaliste.
L’odeur d’orchidée allait bien à Mahel, peut-être parce que cela changeait un peu. Peut-être parce qu’elle la faisait plus femme sans pourtant la faire différente de ce qu’elle était. Sur elle cette odeur semblait différente, et quelque part, ça n’était pas déplaisant.
“ Tu as piqué le savon de ta soeur?”, demanda-t-il plutôt que de dire “tu sens bon”.
“ Yep. J’avais la flemme de m’en faire un. ” Elle s’avachie, fatiguée, juste à côté de lui. Mahel n’était pas gracieuse. Elle avait quelque chose de bourrue, sans que ce ne soit trop masculin. Un brin de muscle, sans que ce ne soit trop. Tout dans la mesure, alors que son caractère, de Lusitanie, était dans les extrêmes. “ Elle adore les fleurs. C’était violette, orchidée, rose ou tulipe. J’ai pris au pif. ”
“ C’était orchidée...”, confirma-t-il l’air de rien.
“ P’t’être. ” Elle le regarda, haussant les épaules. “ Je fais plus attention. Elle utilise le même savon depuis qu’elle est toute jeune, alors j’ai du m’habituer à l’odeur... Puis c’est commun, comme parfum.”
Il eut un petit sourire mais se leva d’un bond.
“ Allez sinon on va dîner d’eau fraîche” , amour ne lui aurait pas traversé l’esprit, surtout pas quand on savait que lui et Mahel allaient sans doute exploser le record du temps de célibat, “ je crois que tu vas être obligée de tremper ton pantalon.” Réflexion de lukk qui ne pêchait et ne chassait qu’avec les armes que la nature lui avait donnée.
“ Alors que j’viens d’me sécher? Tu aurais pu anticipé. ” répondit-elle, feignant d’être ennuyée.
On disait souvent de Milly qu’elle était belle, et qu’elle était douce, mignonne. On attribuait pas ce genre de mot à Mahel. Quand on parlait d’elle, on disait qu’elle était forte, et que c’était une teigne. Parfois même qu’elle avait pris un coup sur la tête de trop. Quelle fille saine d’esprit se lève contre Valerian et l’envoie se faire foutre, même sous les coups du Vendeur de Mort? Sans doute aucune. Et si la chose avait été à refaire, sans doute l’aurait-elle refait encore, parce que c’était sa vie, et qu’elle en faisait ce qu’elle voulait. Elle se redressa, le nez toujours en l’air. Elle avait appris à être méfiante, même dans le premier campement lycan où nul homme sain se serait aventuré, protégé par la magie de Chain l’écossais. Elle se retourna après quelques instants, saisissant un dard de fer blanc à sa ceinture. Avec les années, les armes s’étaient multipliées. De son hallebarde, elle était passée à trois glaives, une épée et toujours la même et terrible hallebarde, qui avait été rallongée de vingt centimètres et gravée par la main experte de Vasco. Les cheveux rouge et mal coupé, le visage tanné par le soleil, Mahel ressemblait à sa tante, et elle avait le regard de son père avant elle. Mais pour Lykkos, qui avait si longtemps aimé Leandre, rien ne ressemblait à la sauvageonne de son enfance. Leandre malgré tout avait toujours eu ce quelque chose d’unique, ce pulpeux tout en muscle et en formes typiquement féminines, ce tout assumé presque arrogant qu’elle vous jetait à la face tous les matins rien qu’en se levant. Autrefois Lykkos aurait pu vous le dire. Leandre est sa crinière rousse qui lui caressait les reins c’était une lionne, un lever de soleil à elle toute seule. Puis elle avait choisi Reagan. Et lui avait choisi d’oublier. Pour le vieux lukk, Mahel ne devait rien à personne. Il ne retrouvait en elle ni les yeux de Masael, ni la sensualité spontannée et brute de Leandre. Il ne voyait en elle qu’elle, c’était peut-être ce qui rendait le plus justice à la demoiselle. Avec un sourire, il la laissa faire, entrant dans l’eau à son tour sans se soucier de savoir si ses vêtements allaient lui coller à la peau en sortant. Un lukk, un vrai lukk, c’était avant tout un débrouillard. Pas le genre à se plaindre de l’inconfort ou à attendre qu’on lui remplisse l’estomac à l’oeil. Un lukk, c’était exactement Lykkos. L’homme qui se plantait dans l’eau, si immobile qu’on aurait cru un roc, la main levée au dessus de la tête, prompte à plonger à chaque fois qu’un poisson passait. Parfois cela marchait, d’autres moins, mais somme toute c’était efficace et il ne rentrait jamais bredouille. Il ne lui fallut guère de temps pour prendre ce qu’il leur fallait à tous les deux. C’était aussi ça être un lukk. On se serrait les coudes, on prenait soin des gens qu’on aimait.
“ Ta mère restera au camp je suppose?”, questionnait le loup un peu plus tard, alors qu’ils se régalaient de leurs prises.
“ Maman, Milly et les petits. ” concise. Elle savait pertinement que son père chercherait à la mettre au campement, mais ça ne lui plaisait pas du tout. L’idée d’être au camp... “ Nabor a dit que le campement changerait. Les femmes et les enfants seront envoyés sur le Mont Lupa, pour qu’on ne les retrouve pas. Jude doit y aller aussi. ‘fin, j’imagine que dans ta meute, personne n’ira? ”
“ Non, il n’y aura que Leah qui restera en arrière. Même les filles d’Héphaïstion viendront, pourtant Seth sait qu’il en a pleurer quand elles ont rendu leur décision. Mais personne ne peut s’y opposer.”
Il savait d’avance le sort qui attendait les douces filles de ce bon Héphaïstion. Peut-être Lune avait-elle une chance, mais Lison... quoiqu’elles furent toutes deux bonnes à l’épée, il leur manquait ce cran de tuer qui faisait toute la différence. Mahel haussa les épaules. Il y avait beaucoup d’entre les siens qui resteraient. Les femmes, surtout. Céleste, Nora, et aussi Ella. Kira viendrait, elle le savait par avance. Il y aurait ses frères, et... Loà viendrait, parce qu’elle était juste une teigne, et qu’elle choisissait sa vie. Rafael irait, avec Laértês. Toutes ces personnes allaient peut-être mourir. Sur son morceau de viande, Mahel baissa les yeux. Peut-être qu’elle allait mourir aussi. Peut-être que ça ne serait pas facile. Ca ne le serait évidemment pas. Ce ne serait pas une guerre, avait dit Lapyx. Mais une boucherie. Quelle genre de boucherie? Elle n’en savait rien. Elle reposa son morceau, muette sur le moment. Ce n’était pas tant l’idée de mourir qui l’effrayait, mais celle de voir les autres mourir. Peut-être même de perdre cette guerre. De voir la queue de Milly accrochait à une armure comme trophée. Les enfants sur le sol. Elle avait déjà vu ça, les enfants jonchant le sol en cadavre nourrissant les larves, mais elle n’avait jamais vraiment assimilé le concept. Elle n’était pas triste. Elle appréhendait. Cette guerre était inévitable. Elle releva le nez, fixant le feu, indécise.
“ Ma chance de survie, vu mon âge, c’est quoi...? Une chance sur... cent? Une chance sur mille? C’est fou. J’étais sûre que ce moment arriverait, mais je n’aurais jamais cru qu’il arriverait si vite. ”
Elle eut un rire en coin. Le visage de Lykkos prit une expression douce, pas le genre alarmée, ni même apitoyée, simplement douce. Il lui prit le menton, caressant sa joue du pouce avant de poser un baiser sur son front avec un petit “mh” étouffé. Ce n’était pas exactement de l’amusement. Comment aurait-il pu vraiment rire vu la situation?
“ Ca arrive toujours quand on ne s’y attend pas vraiment. Même en sachant tout ce que l’on sait mais... si je n’avais qu’une chose à te dire sur la guerre ce serait de garder le loup qui se tient à ta gauche comme tu te garderai toi-même, parce que ton espérance de vie est fonction de celui qui se tient à côté de toi... neuf fois sur dix.”
“ Il arrivera un moment où il n’y aura pas de loup à ma gauche. ” elle eut un rire à cette idée. Quelle était cette guerre où les armes de fer frappaient les balles d’argent? “ Dis Lykkos... je sais que t’en sais rien, mais tu crois que ça existe vraiment les terres éternelles? ”
il eut un long moment de mutisme après cette question et le mieux qu’il pouvait dire c’était:
“ Je crois qu’il suffit d’y croire, c’est tout leur mérite.”
Lui même préférait ne pas ce poser ce genre de question mais il avait vécu plus longtemps que Mahel. Par habitude il se laissa tomber en arrière, pour regarder les étoiles. Il savait que s’il mourrait demain, il s’estimerait heureux d’avoir pu voir tout ce qu’il avait pu voir au cours de son existence. C’était ça ses terres éternelles à lui. Alors il pouvait s’endormir tranquille, il pouvait mourir demain, rien de tout ça n’avait vraiment d’importance.
“ Mh... De toute façon, je verrais bien. ”
Elle eut un rire et regarda le lac. Elle avait essayé d’imaginer la mort. Tout d’abord, ça n’avait rien été. Puis après, ça avait été un désert blanc comme les plaines de neige de la Sibérie. Puis peut-être un désert chaud et brûlant, comme le sable fin du Sahara. Mais rien de tout ça ne la renseignait. Loki lui avait dit que cela ressemblait à un monde sans en être un. Qu’on y vivait sans y vivre. Qu’on y était sans y être. Mais tout ça n’avait aucun sens pour elle. Paradis ou enfer humain? Plus que ça, ça n’avait ni bon, ni mauvais. Elle verrait une fois. Elle sentirait la douleur. Vasco avait rit quand elle s’était faite mal la première fois. Une phrase lâchée “tu ne devrais pas pleurer car tu as mal, c’est signe que tu es encore vivante”. Elle avait cinq ans, mais elle ne l’avait jamais oublié, pour mieux la comprendre. Pour la saisir. Et elle avait compris, en escaladant le toit du monde, que lorsqu’on ne sent plus rien, c’est bien souvent mauvais signe. Elle avait pleuré de joie en sentant la douleur dans ses pieds, et plus encore en remarquant que sa tête était encore sur ses épaules. Elle regarda Lykkos, son beau visage. Tout le monde avait une famille ici. Sauf elle. Milly avait fondé une famille. Lazarus aussi. Lucian et Landres vivaient leur vie, mais en tant que mâles, ce n’était pas vraiment honteux. Les princes étaient restés plus d’un millénaire seul avant de trouver la bonne. Mais elle, elle n’avait plus le temps. L’année prochaine, dans quelques mois, ça serait l’enfer sur terre à nouveau. Elle serait au front, elle le savait. Parce que son pelage était sombre, et que Vasco lui avait expliqué les techniques les plus évidentes pour attaquer de front. Pelage sombre en avant, les couleurs les plus claires à l’arrière. En tête, les princes et les conseillers. Ensuite l’amas des pelages noires et bruns. Le sien était rouge, alors elle se retrouverait au milieu, entouré par trois cents des siens. Vasco serait bien loin, avec son pelage noir. Elle n’aurait personne que les loups rouge. Elle ne serait pas avec les Lusitanie, comme Lycaon serait au fond, fermant la marche avec un pelage trop claire. Elle détestait son pelage à l’avance. Elle le détestait comme il l’éloignait de son père et de ses frères.
Elle le regarda et se posa à côté de lui, posant sa tête sur son épaule. C’était peut-être la première fois qu’elle venait aussi proche de lui, mais ce n’était pas vraiment qu’elle s’allongeait. Par habitude, elle attendait qu’il dorme, comme s’il avait pu lui dire non comme nombre de fois son père avait fait. Elle avait trouvé la faille, s’allongeant toujours de l’autre côté, près de sa mère, pour se retrouver bien vite entre eux deux avec Milly pour les amadouer au réveil. Elle ferma les yeux. Masael ne lui parlait pas. Il s’inquiétait, et c’était bien normal, c’était tendu. Il n’y avait que les vieux pour parler aux jeunes. Loki et Reagan étaient pareils. Rafael irait à la guerre en ignorant comment s’en sortir. Johann serait une tuerie, mais Oskar, on redoutait qu’il ne tombe au combat.
Le peuple était furieux contre Wolfgang. Parce qu’il entrerait bientôt en guerre. Parce qu’il leur avait promis la paix, et qu’encore une fois il faudrait sortir les armes, mais ce n’était pas sa faute. La jeune louve le savait. Ses doigts se serrèrent sur Lykkos alors qu’elle fronçait les sourcils, imperceptiblement. Elle n’avait pas peur. Elle avait combattu plusieurs fois. Elle redoutait juste de voir que les gens avaient changé, que les visages n’étaient plus si joyeux, et que les larmes avaient ravagé la luminosité d’Elladora, d’Ella aussi. Elle aussi avait une mère, une mère qui attendrait le retour des siens. Elle imaginait déjà la scène si l’un d’eux tombait au combat. Elle frissonna, se serra un peu plus contre Lykkos et fronça davantage les sourcils. Elle ne pleurerait pas, même si elle en avait envie. Elle restera là, immobile, prostrée, jusqu’à que ça passe. Que ses images s’effacent d’elles-même. Parce qu’il faut avoir la tête froide pour ne pas trembler quand on tient une arme.
Lykkos ne dit rien. C’était ça le calme avant la tempête. Un petit moment de répis de presque rien mais qui n’avait pas de prix. Il sentait la petite louve anxieuse, c’était naturel. Il passa simplement son bras autour d’elle, lui caressant l’épaule de son pouce. Pour un guerrier si brut, tant de douceur c’était presque impensable. Il n’y avait eu jusqu’alors que les lyciens pour savoir que celui qu’ils considéraient comme leur prince, en quelque sorte, pouvait être si tendre.