Vitaly Orlov. Un drôle de nom, n’est-ce pas ?
Tout un empire sur un simple nom. Ça aurait pu être tout et n’importe quoi, mais mon père a choisi ce nom, très exactement. Orlov. Comme une injure à tous les noms du monde. Il suffit de regarder chaque lettre pour deviner qu’il n’a aucune origine, aucune histoire. Il paraît russe, mais n’en a pas la longueur, pas la prononciation. Il a tout, il est tout ; et pour moi, il n’est rien. Orlov… c’est comme l’histoire d’un homme qui croit aux mensonges des autres. Même s’il le sait, que ce n’est que mensonge. Que tout n’est que mascarade aberrante et sophistiquée… et quelle mascarade. Un engrenage magnifique, parfait. Une douleur sublime.

Je suis né il y a dix huit siècles, sous les feux des tentes païennes. Nous vénérerions Seth, dieu des loups, et le monde entier nous détestait. Nous étions craint, nous étions adulés, nous étions chassés. Tout à commencer là bas. Au pays de Canaan. Tout y a commencé, et personne ne s’en rappelle pourtant. C'est là bas, pour la première fois, qu'une pierre fut jetée. La première d'un peuple. Le peuple, descendant d'Ismaël, jeta la pierre fatidique qui chassa mon père. Je ne sais s'ils savaient à l'époque quel malheur ils allaient déclenché. Ce que j'en sais, c'est que mon père était là, agenouillé au bords d'un ruisseau, et abreuvé sa bête, flattant son encolure. Le mot fut donné, et s'éleva un homme, armé d'une pierre. Il la jeta. Au nom de leur Dieu, et ce, contre le notre. Mon père, la tempe rougie mais déjà guérie, regarda l'homme apeuré soudain. Mon père ne trembla pas, il tourna simplement le dos et repartit comme il était venu.

Quand on est un enfant de quelques années seulement (la majorité est longue chez les princes, je vous le dis), et que l'on entends ceci, il advient aussitôt la forme la plus idiote des réactions : la peine, la colère, puis la haine. Toute mon enfance, j'ai honni les humains. Je les ai détesté à sourire en voyant la misère dans laquelle ils vivaient. Entre Kirill et moi, il y a une grande différence. Je suis l'aîné. J'ai été élevé sur les champs de guerre, auprès de mon père qui, les larmes aux yeux, m'expliquait non pas que la guerre était une nécessité, mais qu'elle était légitime dans certains cas. Kveld prônait le pacifisme le plus terrible. Je ne supportais pas ses mots, alors je fermais les yeux et rageait intérieurement contre un érudit aux mains couvertes de sang. Sans doute avait-il tué, et avait-il pensé que l'expiation passait par l'ermitage sur le Mont Lupa. Laissait la terre à ceux qui nous chassent, c'était être lâche. Jeune, je ne voulais pas l'être.

J'ai écouté les mots de Moëris la blonde, j'ai appris dans ses yeux la bonté de l'âme, la douleur du coeur, mais aussi la sagesse dans la guerre. Ne jamais tuer que ceux qui ont l'air important. Ne jamais attaquer les villageois. Ne jamais faire de prisonniers inutiles. Ne jamais tuer les enfants. Si elle avait tué, elle n'en restait pas moins sage avec nous, et fut pour moi le réconfort après la mort de maman.

Maman marqua un changement radical dans mon existence. Sa mort, par les chasseurs, m'attrista plus qu'elle ne me mit en colère. Et ce fut là le choc des titans. D'un côté, Kirill et Lycaon, attristés. De l'autre, Père qui prônait l'hécatombe quand son coeur n'était plus que miettes. À l'appel du loup, on hurla tous, et on descendit tous. Rasant les contrées alentours. Les décimant. Il ne resta bientôt plus dans les forêts de Sibérie que des corps, à moitié dévorés, et du sang sur la neige. Les charognards n'ont jamais autant mangé que cette fois là. Kirill, Lycaon, Père... moi. Nous étions tous là. Baignés dans le sang qui purifia la mort de ma mère. Quand nous rentions enfin à la maison, le village était calme du deuil. Nous lavèrent les marques du sang, et mirent à feu le bûcher. Mère s'envola en cendres. Ce fut la première fois que je vis pleuré mon père.

Puis j'ai rencontré, peu après, Soleil. J'aurais voulu la tuer, la détester, la détruire, la briser. Mais je n'ai pas pu. Car ses pleurs au clair de lune, proche de l'eau où son frère s'était noyé, m'ont crevé le coeur. Je l'ai aimé, cette femme, vous savez. Je l'ai aimé à respecter sa volonté, à ne pas la mordre. J'en ai eut un enfant, un beau garçon, grand et fort comme son père, aux yeux vifs et à l'esprit famillial. Jake. Puis elle est morte. Et ce fut la première fois que j'ai été confronté au regard de mon fils, remplis de larmes accusatrices. Il m'a regardé, avec ces yeux d'enfant qui voient tout, et m'a dit « Papa, c'est de ta faute si Maman est morte. C'est de ta faute, car tu ne l'as pas mordu. »

Je crois qu'après ça, j'ai cessé de croire.
J'ai regardé mon père, sa colère montante. J'ai cherché mes frères autour de moi, mais Kirill était déjà loin. Lycaon aussi, partit, avec sa famille, sa meute. Jake parcourait le monde. Que me restait-il, à moi? Que me restait-il que mes mains pour pleurer Soleil? … il ne me reste rien. Il ne me reste que lui. Que mon Père.