Dans deux jours, les petits auraient un mois. Bilan: elle était dépassée. Complètement dépassée. Les pleurs ne lui laissaient pas un instant de répit. Et plus ça allait moins ça allait. Cette nuit elle ne s'était même pas réveillée pour les biberons. Kirill, toujours si parfait, un vrai ange, l'avait laissé dormir. Un mois de ce rythme là ne lui avait guère laissé l'opportunité de se remettre de la fatigue accumulée. La corde commençait à être sérieusement usée et si sur son corps de louve, ça ne se voyait pas, moralement elle était complètement à plat. Elle n'en parlait pourtant pas, même pas à Kirill, parce qu'elle avait cette peur de s'entendre dire qu'elle était tout simplement une mauvaise mère. Petit à petit cette affreuse idée avait fait son chemin dans son coeur. Elle la tenaillait de l'intérieur sans que jamais rien ne franchisse cette bouche qu'elle avait si jolie.

" Sssh ne pleure pas mon coeur, ne pleure pas.", elle allait et venait, le petit Khôma rouge de colère dans ses bras. Elle le berçait. L'embrassait, le câlinait. Mais l'enfant était insensible à toutes les démonstrations de sa mère. Ce qu'il voulait, exigeait à corps et à cris c'était son biberon.

Le micro-ondes n'allait jamais assez vite dans ces moments là. Les secondes la narguaient. Elles ricanaient. Vite, vite, si tu n'arrives pas à le faire taire vite c'est toute la fratrie qui se réveillera. Fallait-il être une si mauvaise mère pour penser ça? Pas vraiment. Elle ne pensait même pas à ménager ses nerfs là dedans, plus à ce que ses enfants puissent dormir tranquilles. Elle ne faisait pas si mal que ça avec les autres. Elle connaissait les petites manies de chacun. Lev l'adorable qui ne se plaignait jamais de rien mais qui avait tellement peur dès qu'il se retrouvait devant l'inconnu. Il s'accrochait à elle et rampait jusqu'à disparaître dans les boucles blondes de sa mère. Il y avait Sasha qui brassait l'air de ses petits doigts quand elle voulait quelque chose. Ella qui voulait toujours son papa. Mishka qui ne voulait jamais rien mais qui faisait déjà des sourires. Il n'y avait qu'avec Khôma qu'elle échouait aussi lamentablement. Le pauvre petit blondinet s'époumonait à longueur de temps sans que ses parents ne sachent pourquoi. Elle n'en pouvait plus.
Le micro-ondes bipa, abrégeant ses souffrances comme le bébé avait déjà associé le ding de la machine à son biberon. Elle le sortit, vérifiant que le lait n'était pas trop chaud avant de lui donner son précieux biberon. Les cheveux attachés à l'arrache, elle eut un pauvre sourire, penchée sur son fils qui la regardait de derrière son biberon. Il tétait avec acharnement, retenant le doigt de sa mère et le biberon tout à la fois. Non seulement elle était au bout du rouleau, mais en plus elle s'inquiétait pour lui. S'il criait à ce point, il devait y avoir un problème. Kirill avait beau le lui dire il ne peut pas être malade, elle ça la rendait malade. Elle avait même réussi à se jeter avec lui à ce propos quand c'était la dernière chose dont elle avait besoin à ce moment-là. Ca avait été le seul moment où elle avait lâché prise et montré un instant qu'elle s'enfonçait dans une espèce de déprime. Elle avait pourtant tout ce dont on pouvait rêver. Raison de plus pour garder pour elle ce genre de coup de blues. Quelque part elle en avait presque honte.

On frappa à la porte. Kirill était sorti et ce n'était de toute façon pas lui qui allait frapper à sa propre porte, ç'aurait été ridicule. Elle ne rêvait pourtant que de son Kirill. Elle rêvait d'ouvrir la porte et de se blottir dans ses bras pour pleurer (chose qu'elle ne se permettait pas de faire autrement que dans ses fantasmes). Elle sourit, replaçant une mèche de cheveux blonds avant de se lever. Elle ne voulait pas avoir l'air d'autre chose que d'Ella, la jolie môme que tout le monde connaissait. Celle que Kirill aimait. Elle ouvrit, son bébé dans les bras, l'air presque épanouie. C'était Will.

" Oh comme ça me fait plaisir de te voir. Ca va? Entre, j't'en prie."

« Moi aussi j’suis contente de te voir. Alors voilà un des six ... Lev ? »
« Khôma. Les autres sont en train de faire leur sieste. », expliqua-t-elle.« Qu'est-ce que c'est que tout ça? »

Elle le suivait du regard un brin amusée tandis que Khôma grognait un peu pour qu'elle relève le biberon. Il se remit à téter aussitôt qu'elle lui rendit toute son attention, comme le petit glouton qu'il était. Aucun des six ne descendaient son biberon aussi vite que Khôma. Ella avait d'ailleurs toujours peur qu'il avale de travers. Mais jusque là, il faisait beaucoup mieux que sa soeur Sasha, qui, trop distraite faisait régulièrement fausse route ou gardait la tétine dans la bouche sans tirer dessus. Elle était plutôt contemplative. Ella releva le nez vers William et ses paquets. Il y en avait six. Trois bleus. Trois roses. Elle rit un peu, toujours amusée de le voir si attaché à ce genre de code.

« Je leurs ait acheté des petits quelque choses. Et toi ça va ? Tu gère ton nouveau statut de maman ? »

La question fatidique. Mais bon elle avait déjà sa réponse toute faite à ça donc pas de soucis.

« Oui oui ça va. On galère un petit peu parce que six c'est pas évident mais on fait aller... » et à la seconde où elle disait ça... un petit bruit de succion exercé contre le biberon vide. Alarme imminente de la situation de crise qui arrivait à grand pas. Ella prit son fils tout contre elle comme elle faisait pour tous les autres quand le biberon était fini et là: il se mit à hurler d'une telle force qu'on aurait volontiers quitter la pièce - voire la maison - sur le champs. Sauf que voilà, si William était libre de le faire, Ella non. C'était son enfant qui s'époumonait contre son oreille comme si quelque chose de terrible venait de lui arriver sauf que la réalité c'était qu'il piquait une crise et que sa maman ne savait pas pourquoi comme presque toutes les fois où Khôma hurlait. Parce que non, il ne criait pas il hurlait à vous en déchirer les tympans. Et sa mère avait beau le bercer, le supplier, lui chantait des comptines, l'embrasser, pleurer et finalement sentir que ses nerfs allaient la lâcher incessamment sous peu.. rien n'y faisait.

Il y avait forcément un moment où il allait falloir craquer mais à choisir, Ella n'aurait pas choisi celui là. Malheureusement on ne choisit pas. La jolie blonde sentit une larme couler. Elle n'avait pas pensé arriver au bout du rouleau si vite. Un peu gênée elle se dépêcha d'essuyer ses larmes d'un revers de manche, levant les yeux vers le plafond pour stopper le flot tandis que Khôma n'avait pas changer de politique. On se demandait même s'il allait s'arrêter pour respirer.

« ...Et c'est comme ça toute la journée, toute la nuit. Même Kirill est épuisé, je sais plus quoi faire Will. Je vais devenir folle, je suis pas une bonne mère, je sais pas y faire. Je sais même pas pourquoi il hurle comme ça.» , finit-elle par avouer en entendant que ses autres petits, réveillés par les hurlements de Khôma, s'étaient mis à pleurer à leur tour.

A côté de la démonstration de force du petit qu'elle tenait dans les bras, les pleurs de l'étage ce n'était rien du tout. On ne les entendait presque pas d'ailleurs. Elle approcha de son meilleur ami, sans même un regard pour la chaise-haute qui, jusque là, avait toujours eu le don d'aggraver la situation, et elle lui mit l'enfant dans les bras. Dans ses yeux bleus, le stress avait réduit la pupille à un minuscule point.

« Tu veux bien? Une seconde. C'est juste le temps de préparer les biberons. D'habitude avec Kirill on a toute une stratégie on s'en sort bien mais là, y a plus de lait, il fallait bien qu'il sorte alors... j'en ai pour une seconde. »

La pauvre ne savait plus comment se justifier.Elle se sentait de plus en plus incompétente et surtout dépassée par la situation. Elle ouvrit le placard à la volée, préparant à une vitesse hallucinante quatre biberons qu'elle allait allonger avec un peu d'eau. L'heure de la sieste ça leur avait paru le meilleur moment pour qu'un des deux sorte prendre ce dont ils avaient besoin. C'était toute une stratégie. Ils ne pouvaient pas y aller tous les deux, même si sans avoir oser l'avouer, ils devaient mourir d'envie d'avoir ne serait-ce qu'un moment tous les deux, fut-il juste celui de faire les courses. Mais il fallait que quelqu'un reste surveiller les enfants. Ils n'étaient pas non plus irresponsables. Mais l'ennui c'était qu'il y avait toujours un pourcentage de foirage (infinitésimal) dans leur plan. L'éventualité que Khôma ne se remette à hurler comme ça, sans raison apparente. Et que l'environnement sonore de la maison redevienne invivable. Alors toute leur organisation parfaitement étudiée tombait à l'eau. Parce que tout seul c'était ingérable. Ils avaient besoin l'un de l'autre. Un pour préparer le biberon, l'autre pour récupérer la mini-nuisance avant qu'elle ne réveille ses frères et soeurs. Ils avaient un timing, ils avaient tout et pourtant une fois sur deux ça ne marchait pas. Il fallait que Khôma hurle à s'en décrocher la mâchoire. Qu'il réveille tout le monde. Et que ça se passe de préférence quand papa ou maman n'était pas là. Évidemment.

En moins de temps que n'importe qu'elle autre jeune maman, elle avait descendu ses petits. Elle les avait installé comme il fallait, bien confortable dans les énormes coussins du canapé, qui n'avaient pas vu l'ombre d'autre chose que du tapis d'éveil depuis près d'un mois. Réfléchissez-y. Si vous aviez eu, un enfant? Facile vous l'auriez pris dans vos bras pour lui donner le biberon. Si vous en aviez eu deux? Pas de problème un pour chacun et tout roule. Mais six! Six comment vous faites? Vous invitez tous le quartier à se lever avec vous toutes les trois heures? Vous vous faites greffer dix paires de bras? Non. Six il n'y avait juste pas de solution envisageable. D'autant qu'Ella n'avait aucun moyen de se transformer à volonté, sans quoi elle aurait été toute équipée pour nourrir six petits louveteaux affamés, ou simplement contrariés.
Elle passa en quatrième vitesse son écharpe porte-bébé, pour pouvoir donner le sein à Lev qui paniquait vite pour un rien et qui avait sans cesse besoin d'être sécurisé quand il y avait autant de bruit autour de lui. Puis une fois qu'il fut bien en place - et elle ne pouvait s'empêcher de dire que celui là c'était un amour chaque fois qu'elle le laisser se débrouiller à tenir son sein entre ses toutes petites mains pour téter - un biberon dans chaque main, voilà qui faisait pour Ella et Kira. Il ne lui manquait que deux autres mains pour s'occuper de Sasha qui musait le nez en l'air, sage mais les yeux tous mouillés, et de Mihska qui observait, contrarié par son frère Khôma. Les mains de Kirill manquaient. Mais avaient-ils eu un autre choix que de faire comme ça?

Pendant tout ce temps là, Khôma laissé au bon soin de William, n'avait pas cessé une seconde de s'égosiller. Rouge de fureur, il s'agitait dans tous les sens bien décidé à passer sa colère sur tout le monde, de préférence sur la personne qui le tenait dans ses bras.

« T’a jamais essayé de l’étouffer avec un coussin ? Donc non t’es une mauvaise mère. D’autre y aurait sûrement pensé »
« ... »

Ahah. Bien sûr que si elle y avait pensé. Au moins cent un million de fois. Et elle avait même plus d'imagination que ça. Elle avait pensé au silencio, au coussin, et a encore plein d'autres trucs encore plus réjouissants. C'était bien ça le problème, elle mourrait de honte rien qu'à y penser. Bon d'accord elle n'était jamais passé à l'acte, et elle n'y pensait même pas, mais n'empêche que... sa mère à elle n'avait jamais dû penser à ce genre de trucs et encore moins continuer de pioncer alors que dans la chambre à côté c'était l'horreur. En temps normal, Ella disait toujours tout à Will. Mais là c'était même au dessus de ses forces. Il était le seul à qui elle avait bien voulu avouer qu'elle était dépassé et qu'elle n'avait absolument aucun instinct maternel (selon elle).
Elle laissa couler, n'ayant pas vraiment le temps de se laisser aller à la confidence. D'ailleurs l'environnement n'était pas propice. Elle en était presque à prier qu'il tombe dans un profond sommeil enchanté jusqu'à ses dix-sept ans.

« C’est que t’a une jolie voix dit donc petit bonhomme. Tu devrais penser à faire de la chanson, à tout les coups t’aurais encore plus de succès qu’Harrisson Nothing ! »

L'espace d'un instant, le petit garçon (qui en passant faisait déjà le double de ses frères et soeurs) ferma la bouche, fixant William de ses grands yeux vairons. Quand il ne hurlait pas Khôma était un petit bébé absolument adorable. Il ressemblait beaucoup à son papa mais avait plutôt les yeux de sa mère (un gris un bleu). A quelque pas de là, sa mère se retourna, limite choquée. Qu'avait bien pu faire William pour provoquer cet instant merveilleux de silence? Elle ne savait pas mais elle était...

« AAAAAAA
AAAAAAAA
AAAAAAAAAAA
AAAAAAAAAAAAA
AAAAAAAAAAAAAA
AAAAAAAAAAAAAAAA
AAAAAAAAA
AAAAAAAAAAAAAAA
AAAAAAAAA
AAAAAAAAAAAAAAAA
AAAAAAAAA
AAAAAAAAAAAAAA
AAAAAAAAAA
AAAAAAAAAAAHHHHH
HHHHHHHHHH
HHHHH....... »

... en fait il s'était juste arrêté pour respirer. Ce qui en soit était bon signe non? Ella se pinça les lèvres comme pour supplier William de prendre son mal en patience. Ca aurait été étonnant qu'il arrive à régler le problème comme ça alors que Kirill et elle s'étaient ramassés coup sur coup avec Khôma. Contre son sein, Lev couinait tout doucement, stressé par son frère. Le pauvre petit garçon aux cheveux tout clairs avait presque les yeux exorbités. Il suppliait sa mère du regard avec presque déjà la peur qu'elle l'abandonne dans cet environnement hostile. Mais elle lui souriait du mieux qu'elle pouvait, n'ayant aucune main libre pour faire mieux.

« Dit tu veux pas que j’remettre le petit Khôma et que j’donne le biberon aux deux autres ? Quoi que peut-être qu’il a encore faim ? Après tout il a des gênes Lycan »

Au moment où William faisait cette intéressante suggestion, Khôma lui régurgita à la figure. Ella posa ses deux biberons qu'elle avait à la main pour voler au secours de Will. Un coup de baguette et mille excuses. Mais elle s'occupa surtout de vérifier que son petit allait bien, et bien sûr, ce dernier le lui rendit en se remettant à gueuler.

« Shhh j'ten prie, mais tais-toi, tais-toi Khôma. » , suppliait-elle en lui essuyant la bouche alors qu'il se débattait presque.

Sa petite figure était toute rouge et mouillée de larmes mais il ne voulait toujours rien entendre. Il commençait même à s'enrouer mais quand sa mère, ne sachant plus vers quel saint se tourner lui présenta un autre biberon il le repoussa brusquement et la bouteille de verre alla se briser sur le sol. Ella poussa un long long long soupire d'abattement.

« Tu voudrais donner leur biberon aux autres, je vais essayer de le coucher... »

Elle se défit à contre coeur de Lev - qui se mit à hurler - et monta en quatrième vitesse avec un Khôma qui agitait les bras dans tous les sens. Après un petit quart d'heure elle redescendait prendre Lev qui lui, se calma dès qu'elle le prit. Elle aida Will avec les biberons, et le calme était revenu. C'était la meilleure chose au monde à l'instant. Un instant de silence. Sasha tenait le doigt de sa maman et tétait, Kira et Mishka regardaient William avec de grands yeux. Lev était bien à l'abri dans son porte bébé, il ne voyait que sa mère c'était parfait. Et Mishka avait un petit sourire content. Ella s'assit sur le tapis d'éveil à côté de William:

« Si tu as envie de partir en courant je comprendrais... »

Pendant une seconde, elle pensait que son fils aurait pu être utiliser comme moyen de torture par les aurors dans les cas difficile. Mon Dieu mais quel monstre était-elle pour penser ça?

« Tu vois là c'est typiquement le genre de situation où l'étouffer avec un coussin me paraîtrait une solution satisfaisante... non mais qu'est-ce que je dis... »

« Tu dis ce que n’importe quel mère épuisait dirait. Même super Nany Witch réagirait comme toi avec Godzi… Khôma dans les parages. »

Elle ne put s'empêcher d'étouffer un petit rire en entendant le surnom que William avait failli donner à son fils. Moins fatiguée et une autre fois et venant d'un autre, elle aurait peut-être grondé. Mais là elle était tellement à bout de nerfs que... Du pied de l'escalier, elle voyait Sasha qui mâchouillait la tétine de son biberon au lieu de boire et Mishka qui boudait son biberon, préférant de bien loin tenir à l'oeil ce drôle d'homme qui sentait comme le steak de papa plutôt que comme papa. Et d'ailleurs le petit prince se demandait où était son papa... Ella eut un petit sourire.

« J'avoue... mais blague à part... attend fait gâche, elle va avaler la tétine... » , elle retira le biberon à la tétine à moitié bouffée de la bouche de Sasha qui lui fit un grand sourire « ... bref, ce que je veux dire c'est qu'il ne peut pas pleurer comme ça pour rien. Je peux pas m'empêcher de flipper en me disant que si ça se trouve il a quelque chose. Kirill dit que c'est impossible. Je sais qu'il a raison mais quand je vois Khôma faire ça... »

La seule maladie que son fils pouvait avoir, c'était une maladie mentale, ou un traumatisme sévère, puisque les loups n'étaient pas touchés par les handicaps physiques que l'homme avait tout le loisir de connaitre. Rien que l'idée lui donnait envie de pleurer. Ou peut-être que c'était juste la fatigue accumulée.

« Et si tu ouvrait les cadeaux de tes enfants ? »

Elle sourit et vint serrer son meilleur ami dans ses bras. Dans le porte-bébé, Lev grogna un peu, mais rien de bien méchant. Il n'aimait tout simplement pas les gens, et par définition encore moins les inconnus. Ca avait tendance à le stresser. Ella s'écarta, caressant les mèches blondes de son fils.

« Tu imagines pas à quel point ce que tu as déjà fait est déjà un cadeau à mes... »

Elle s'interrompit, comme quelqu'un frappait à la porte. Kirill? Elle leva un sourcil. Comme si Kirill avait besoin de frapper à la porte. Leah ou Héméra peut-être... si c'était encore le mec de chez Sorcier Loisir qui venait pour les 112 numéros de Lupin Malin qu'ils avaient gagné sans jouer, elle lui claquait la porte au nez. Un petit regard à William, puis elle s'éloigna des cadeaux pour ouvrir. La jolie blonde resta un peu bête, constatant que c'était sa grand-mère qui attendait là sur le pas de la porte. Elles se prirent dans les bras et échangèrent quelques mots en hongrois.

" Mh, dans mon souvenir ton Kirill était plus grand que ça... szebb aussi, csodaszép...", fit remarquer la vieille dame au bout d'un petit rire.
" Nagyi... c'est William. William je te présente ma grand-mère Vilma. Elle ne parle pas trop anglais.", expliqua Ella.

Vilma Konstantine avait toujours été une femme avant-gardiste. Pourtant, avec l'âge, avec le temps, il pouvait lui arriver de se ranger à plus des opinions plus conformistes qu'on ne l'aurait cru. Mais ça n'était jamais du vrai conformisme. La vieille hongroise regardait le tableau de sa petite fille ouvrant les cadeaux de son ami avec une certaine tendresse. Elle s'entendait déjà son mari ronchonner quand elle rentrerait. C'était vrai, rien n'allait plus comme avant. Leur fils était mort et enterré. Leur petit fils s'était mis à dos la moitié des grandes familles de chasseur quand il restait le dernier héritier de leur famille. Elladora, leur trésor, précieux petit ange qui attirait tous les regards , mordue par un loup, fille-mère de six petits, tous lycans. Le déshonneur s'appesantissait sur la famille mais elle, Vilma, avait bien conscience que tout ça c'était d'un autre temps. D'ailleurs qui utilisait l'expression "fille-mère" aujourd'hui? Personne. Si elle avait un petit pincement au coeur aujourd'hui à regarder sa petite qui avait l'air bien fatiguée, c'était parce qu'elle savait à quel point petite, et c'était toujours le cas sans doute aujourd'hui, elle avait rêvé de porter la robe blanche. Ca n'arriverait sans doute plus maintenant. Mais Ella aurait bien d'autres objets de réjouissance dans sa vie. C'était du moins tout ce que sa grand-mère lui souhaiter.

« Tu ne m'en voudras pas Will si j'attends que Khôma ait fini sa période hurlatoire pour lui offrir son cadeau? », s'amusait la blondine, un livre musical entre les mains.

Elle était bien loin de s'imaginer alors que ce livre ferait hurler d'angoisse son fils Lev, après tout ce n'était qu'un livre, rien de bien méchant. Elle ne se figurait pas non plus que le hochet qui faisait un bruit de cloche finirait par être complètement bouffé par Khôma, quoiqu'il fut adressé à Mishka, deux ou trois ans plus tard. Que le dragon bleu au ronronnement doux de Lev serait la meilleure berceuse qu'on ait jamais inventée et que le jour où le petit garçon le perdrait se serait un drame. Ni non plus qu'en fait, ce pauvre dragon allait passé 112 ans coincé entre deux cartons dans l'atelier que Kirill se ferait plus tard et que leur petite fille Kaya finirait par tomber dessus sauvant alors la pauvre peluche juste avant qu'elle ne tombe en poussière. Elle ne pouvait pas non plus deviner qu'en fait Sasha et Kira se verraient vampiriser leur cadeau respectif par la petite peste aux boucles blondes que serait Ella en grandissant.
C'est comme par hasard le moment où elle s'apprêtait à remercier Will pour tout ça, que l'alarme (alias Khôma Orlov) se remit en marche. Ella pâlit un peu et s'excusa pour monter en quatrième vitesse sous le regard sceptique de sa grand-mère:

« Elle a du mal hein? » , demanda la vieille dame dans un mauvais anglais, comme elle restait seule avec William.

Pour Ella s'était une autre paire de manches, elle évacuait le petit monstre ne sachant pas quoi inventer d'autre pour qu'il cesse son cirque infernal.

« J’trouve pas. Pour une fille qui se retrouve maman de six ans enfants loup-garou à seulement dix sept ans j’trouve qu’elle se démerde plus que bien. Moi j’aurais jamais tenu. Et vous ? »
« Bolond, bien sûr qu'elle a du mal, elle ne s'en sort pas szegény drágám »

La grand-mère d'Elladora n'était pas de ses femmes qui se laissaient contredire comme ça. Et il y avait une raison toute simple à cela: elle ne parlait jamais sans raison. Pourtant c'était quelqu'un de suffisamment gentil pour ne pas prendre la mouche à la moindre contrariété. Elle gardait toujours l'oeil sur Ella en haut des escaliers, alors que celle-ci serrait son petit contre elle, essayant désespérément d'arrêter les pleurs.

« Roman est une forte tête mais Luzca... Moi je connais bien ma petite. Quand elle avait cinq ans et que son père la grondait, elle serrait les poings et elle ne pleurait pas alors c'est pas maintenant... », poursuivit-elle avec un fort accent hongrois, « Regarde-la. Elle laisse pendre son nez comme ça*. C'est difficile la première enfant surtout quand on est loin de la famille.»
« Faudrait arriver à trouver un sort qui pourrait lui rendre service. Doit bien y avoir des trucs utiles dans les livres de magies ! »
« Bolond! » , la vieille dame colla une tape derrière la tête de William avant de s'adresser à Ella, comme elle voyait que le bébé n'arrêtait pas de pleurer et que la jeune fille était toute pâle à force,« Viens voir Luzca, viens. »

Ella ne se fit pas prier et descendit avec son bébé infernal. Khôma n'avait pas arrêté un instant de hurler. Comme un peu avant avec William, la blondine résuma la situation à sa grand-mère, énumérant toutes les combines qu'elle avait épuisées à essayer de calmer Khôma.

« Un bébé ça pleure quand c'est fatigué, que ça à faim ou quand ça a mal drágám... »
« Oui c'est sûr qu'à force de crier comme ça il doit avoir mal à la gorge et être fatigué. Mais j'ai tout fait, tout... rien ne le satisfait. Il venait juste de finir son biberon quand il a commençait à hurler, pas vrai Will? »

Évidemment qu'il n'allait pas démentir, il souffrait lui aussi. La gentille grand-mère eut un sourire tendre pour Ella comme elle compatissait. Elle savait bien que ce n'était pas facile, c'était d'ailleurs pour ça qu'elle était venue. Peut-être qu'elle allait rester un ou deux jours finalement. Doucement elle approcha son doigt de la bouche grande ouverte du petit hurleur et immédiatement Khôma ferma la bouche et se mit... à téter. Bien sûr il ne resta pas dupe bien longtemps et se remit à hurler dès qu'il se rendit compte qu'il n'y avait rien à tirer du doigt de son arrière grand mère.

« Tu sais ton papa aussi été comme ça, toujours plus faim que les autres enfants. Je lui mettais toujours le doigt dans la bouche quand il criait et une fois sur deux c'était ça. »

Elle sourit aux deux gamins, heureuse de voir Ella sourire à son tour et à la seconde où Khôma se retrouva accroché au sein de sa mère - bien qu'il eût déjà descendu un biberon bien trop rempli pour son âge un peu avant - il fut le plus heureux des petits garçons, ses mains minuscules pétrissant le galbe nourricier à la manière des petits chats. Ella le regarda faire, un sourire radieux sur les lèvres:

«I On pourra peut-être sortir le livre musical plus tôt que prévu en fin de compte... » , conclut-elle avec un petit rire fatigué mais heureux.

* à noter que la grand mère d'ella parle un mauvais anglais, et que les expressions du hongrois sont parfois traduites littéralement