2 août 2010. 4h du matin. La campagne anglaise où tant de riches sang purs se complaisent m'a toujours paru fade et ennuyeuse à moi. Qu'importe. Je ne m'y attarderai pas. C'est la deuxième fois que je viens. Ici. Précisément. La silhouette grisâtre du manoir se dessine dans le brouillard. Haute. Bancale. A cause de la poivrière en ruine. Un relent de mépris passe sur mes lèvres. Quand on nait si privilégié, on se doit de s'appliquer à continuer de s'élever et non à se complaire dans ce qu'on a. Si je n'ai pas tué Meredith et Kingston Ravenhill c'est uniquement parce que leur mort me desservait. Le brouillard se fend pour me laisser passer. Un chemin noir file droit devant jusqu'à la porte. Je ne vais pas frapper. J'entre. Un bruit à l'étage. Le raclement d'une malle sur le plancher poussiéreux. Tout l'avantage et le seul à la fois, d'avoir eu à son âge des parents aussi négligents. Ne pas avoir son nom inscrit au grand registre. Il pourrait déjà aller à Poudlard avec ce qu'il a appris de lui même. Mais on ne les prend pas si jeune. Rictus. Derrière son énorme bagage, il me semble minuscule ce petit bonhomme. Quelques contusions sur le visage. Ses yeux verts percent l'obscurité et comme il ne dit rien j'approche. Il sait qui je suis. Ce que je fais. Ce que je ferais. Il n'a pas à se préoccuper de ça pour l'instant. Mais il y pense. Je le lis en lui.
Doucement je m'accroupis et prend son visage entre mes mains.

- Ce ne sera pas long.

Ce ne sera pas agréable non plus. Inutile d'en rajouter. Il grimace mais ne pleure pas. Cela fait tout de même moins mal que tout ce que ses parents ont pu lui infliger jusque là. Les marques de coups se résorbent. Bientôt il n'y a plus rien. Je me relève. Tends la main. Un crac sonore. Et c'est une autre histoire qui commence.



2 août 2010. 5h du matin. Pré-au-Lard.

- Tu ne devras plus te servir de ta baguette, à moins d'être sûr d'être seul. Si on te le demande, tu viens de France. Né dans une famille de sangs pur anglais. Rien de plus. Ne fais confiance à personne.
- Est-ce que je vais avoir un prénom?
- Aidev t'en donnera un. S'il ne le fait pas je t'en donnerai un.

Trois coups discrets à la porte d'Aidev Blake. Il sait ce qu'il a à faire. Il sait aussi que je viens. Et pourquoi je viens.

La porte claque, et ça ne fait qu'empirer l'état de mes nerfs. Ils ne comprennent pas que tout ce que je fais, je le fais pour eux. Le second roule des yeux avec une mine dégoûtée et suit le cortège silencieux des âmes peinées, qui se rendent compte qu'ils n'ont plus 5 ans, et que je ne serais pas toujours avec eux, pour eux, derrière eux. Mais Sean et Sylar comprendront, plus tard, quand dans leur cervelle il y aura autre chose que le jeu, le cul et la bagarre. Quand ils comprendront que c'est important pour moi de faire ça, d'atteindre cette place, de jouer mon rôle dans cette drôle de pièce que monte Yon Winchester. Ce n'est pas tant pour flatter mon égo - croyez moi, on ne devient pas Ministre quand on a de l'amour propre - je vois plutôt cela comme étant une chance de gravir les échelons. Quitte à n'être qu'un pantin, je serais le plus connu. L'idée ne me réjouit pas tant. Laissez l'animalerie à Sean, Sylar et Thomas, aller voir Judie Black et en plus me taper un môme en prime, j'ai l'impression d'être dans une enfer temporaire. Mais mon père nous a bien éduqué. On a bien compris le : " dans la vie, on fait pas toujours ce qu'on veut, mais on le fait quand même ". Enfin, il a souvent dit ça pour excuser ses gestes, comme si ça suffisait. Comme si finir sa phrase par "point barre" lui donnait plus de poids et en faisait une vérité générale. Je peux bien dire que les chats noirs sont roux, point barre, cette phrase n'a aucun sens, et elle n'est pas inébranlable. Le vocabulaire m'en fera toujours autant baver. Je regarde l'heure, note les choses à faire pour chaque jour de la semaine. Il va de soit que l'enfant ne restera pas ici. Je n'ai franchement envie que Holy lui arrache le bras en voulant jouer un peu. Le sang rends les chiens fous. Et je n'ai pas envie de perdre Holy plus que ça. Je finis la liste, la mets dans le cahier que je donnerais à Thomas. Je le donnerais bien à Sean si je ne savais pas qu'il la perdrait d'ici une semaine, et que ça m'énerverait prodigieusement. Ma main passe sur le comptoir. Tout est propre. C'est relativement rare pour une animalerie, j'en conviens, mais ce n'est pas tous les jours qu'on reçoit un enfant-cadeau pour jouer à la poupée. Oui, oui, la poupée. Comprenez qu'élever une chose, que de jouer la comédie, pour moi, ça revient à jouer à la poupée. Enfin, espérons qu'il ne soit pas si petit que ça, et pas aussi terrible que Sean. Je n'ai plus les nerfs à supporter les hurlements de Sean, 5 ans, morveux. Pitié, pas un morveux.

Le cliquetis délicat de l'horloge est interrompu. Bruit sourd : on toque à la porte. Soit, je n'aurais même pas eut à attendre pendant trois heures, à me ronger le sang en me disant qu'un second Sylar ne serait pas bien mieux. Je remet mon col à sa place, avise l'heure - il est tôt, même pour un adulte - et j'avance, ouvre la porte et les laisse entrer. J'avise circulairement dehors, mais rien de spécial. Même pas un clochard. Je referme, à clef. C'est fermé de toute façon. Et je me retourne enfin, avisant Yon, puis la petite chose qui a un sac si gros. Donc, ça, c'est mon fils. Aucune ressemblance, si ce n'est les yeux et les cheveux, mais ça sera bien assez. Ses cheveux ondulés rappelleront Sean et ses bouclettes, mais également les cheveux lisses de Sylar à la fois. Son regard décidé et réfléchi, davantage Thomas. Un futur érudit. Enfin, avec cette masse idiote qu'est la population sorcière, un blond aux yeux noisettes serait passé, et on aurait bien entendu un idiot lançait un fameux " comme il ressemble à son père! ". La blague. Je suis hilare... Bref. Mon regard se repose sur Yon. Il n'est pas utile que je demande si c'est de ce petit bonhomme dont il va falloir que je m'occupe.

- Un prénom?

Question de routine. Je vais pas appeler ce gamin Tête-de-Cul toute sa vie, même si selon Sean, ça allait à n'importe quel enfant, pourvu qu'il soit plus petit que le mètre cinquante. Mais il va de soit que Sean n'a aucun goût en matière de prénom.

Dans son ombre les choses me paraissent moins effrayantes. Mais c'est idiot. Ce n'est qu'un leurre. Comment pourraient-elles être moins effrayantes. Pourtant je sais qui il est. Ce qu'il fait. Ce qu'il sera. Je le sais parce qu'il me l'a dit. Pour gagner ma confiance sans doute. Je lui fais confiance. Parce que si je ne fais pas confiance à Yon Winchester alors il ne me reste qu'à devenir fou. Je n'ai jamais fait confiance de ma vie, ou peut-être quand j'étais plus petit. Certains diront que je suis petit. Mais je ne suis pas comme les autres enfants de mon âge. Enfin je crois. En substance je dois l'être puisqu'il paraît que nous ne faisons que jouer des rôles.

J'entends le raclement de la malle derrière moi. C'est curieux de se dire que là dedans il y a toute ma petite vie, en marche derrière moi. Un brave petit soldat qui ne me quitte pas d'une semelle. Ca a quelque chose de rassurant aussi. Ce sera comme mon chien. J'ai toujours voulu avoir un chien mais ma mère ne voulait pas. Elle disait que les animaux c'était pleins de miasmes et que ça faisait du bruit mais moi, je suis sûr que mon chien aurait fait moins de bruit qu'eux. Mais ça ne fait rien. Je n'ai pas eu de chien. M. Winchester dit que je n'ai rien eu du tout. Je ne sais pas. On ne peut se contenter que de ce qu'on a après tout. A quoi remarque-t-on qu'on a rien du tout quand on n'a jamais eu que ça. Je ne me représente même pas ce rien du tout. A mes yeux c'était ce que j'avais. Je n'imagine pas qu'il puisse y avoir autre chose que ça. Là où il m'emmène j'aurais un père et une mère a-t-il dit. Mais j'en avais déjà là d'où je viens, et pendant un bref instant, quand je me suis retrouvé tout seul, j'ai pu apprécier le silence. Je sais que c'est uniquement parce que je ne suis pas resté seul assez longtemps pour que ça ne me pèse. Je l'ai lu. Le monde est rempli de gens qui ont vécu plus que moi et qui ne vivent pas pourtant mais qui ont un avis sur certaines choses. Moi ces gens-là m'occupent alors je leur en serais toujours reconnaissant. Je ne regarde pas vraiment le chemin. Je compte les pas, m'amuse à poser mes pieds là où il a posé les siens. Ca ne fait rien de savoir où l'on va parce qu'en définitive, moi, je me suis toujours rendu vers quelque chose de pire. Il va me laisser là, quelque part. Et j'aurais un père. Et j'aurais une mère. Alors les choses seront forcément pire que ce qu'elles sont là, au moment où je ne suis qu'une ombre qui marche devant une ombre qui marche derrière une ombre. Dehors. Il fait un peu froid. Mais pas trop. Les choses me paraissent bien. Pas géniales. Ni terribles. Juste bien. Alors c'est sûr quand mon père aura ouvert la porte les choses ne pourront que redevenir pire. Tout ce qui changera ce sera qu'elles seront par définition soit un peu moins "pire" soit vraiment pire.

05h02. Aidev Blake ouvre la porte. C'est une qualité que j'apprécie chez l'homme. La simplicité. Derrière moi ça ne bronche pas d'un pouce. Ca ne dit rien. Ca pense beaucoup. Je ne dis rien. Inutile de préciser que c'est bien celui là. Je ne traîne généralement pas de gamins chez mes mangemorts.

- Un prénom?
- Pas encore. Tu as carte blanche là dessus, Angeline s'occupera de son état civil, il suffira que tu lui fasses passer le message. Je ne m'attarde pas Aidev, j'ai encore beaucoup à faire.

D'une main j'invite l'enfant à entrer quand moi je me retire déjà. J'ai changé. Beaucoup changé depuis notre première rencontre. Il émane quelque chose de sombre et de malsain de moi. Pourtant j'ai encore toute ma raison. Plus tard peut-être, quand je me pencherai sur ce moment. Je me dirais que c'était le moment, le moment où je n'ai pas fait le meilleur choix. Mais ce jour là n'est pas arrivé. Dans un nuage d'encre noir, je disparais. Il me reste encore tant de choses à faire.

Il disparaît. Il m'abandonne un peu, ou plutôt il me quitte exactement comme il l'avait dit. C'est à partir de là. Mes doigts se crispent un peu sur la laisse que j'ai attaché à ma malle, ils jouent sur le cuir tandis que mes yeux restent fichés sur "mon père". On ne se ressemble pas mais Yon dit que la plupart des gens sont trop bêtes, qu'ils n'y verront que du feu. Je me sens un peu idiot là devant ce grand homme à qui je ne sais pas quoi dire. Faut-il que je commence à faire semblant tout de suite? Enfin... ça n'aurait aucun sens de faire semblant pour lui, alors qu'il sait et qu'il n'y a personne d'autre pour voir. Mais les secondes filent, pesantes. Il faut qu'un de nous dise quelque chose. Moi peut-être, parce que c'est moi qui n'ai pas envie de contrarier mon père. Mais quoi... mes yeux restent là, fixés sur lui avec défiance...

- ...

Alors non. Je ne dis rien. Parce que je ne sais rien de cet homme. Il n'a pas vraiment l'air méchant. Pas vraiment l'air de ce que j'imaginai non plus.